Thème directeur
Métaphysique en recherche à partir de la corrélation entre identité et subjectivité dans sa dimension historique et spéculative
Ce thème directeur se décompose en plusieurs axes :
Les mutations de la question de l’identité : de la substance à la subjectivité
Jérôme LAURENT, responsable
Cet axe de recherche a pour objet de retracer une histoire qui jusqu’ici n’a fait l’objet que d’études partielles : celle qui conduit des ambiguïtés constitutives de la notion aristotélicienne d’ousia, à travers les difficultés des élaborations médiévales et modernes de celle de substance, aux apories contemporaines du concept de sujet et à ce que la phénoménologie s’est efforcée de penser comme « ce qui succède au sujet » : la tripartition conceptuelle « identité, ipséité, mêmeté », chère à Paul Ricœur, permet-elle de se passer d’une métaphysique de la sujecti(vi)té ?
Ce questionnement est ambitieux, ne serait-ce qu’en raison du champ d’études immense qu’il parcourt : il excède les possibilités de recherche quadriennale d’une petite équipe. Il nous paraît cependant possible, pour les années qui viennent, d’en dégager les principales lignes et de nous concentrer sur ses moments les plus significatifs, en particulier sur ses moments inauguraux ou les plus problématiques. La composition actuelle de l’équipe permet en effet de focaliser la recherche sur les points d’inflexion les plus déterminants de l’histoire de la question qui va de l’ousia à la subjectivité.
Les enjeux politiques de la question de l’identité : généalogie du sujet de droit
Céline JOUIN, responsable
Cet axe de recherche, qui s’inscrit dans la lignée du Centre de philosophie politique et juridique fondé par Simone Goyard-Fabre puis dirigé par Alain Renaut, consiste à étudier l’angle politique et juridique de la question de la subjectivité, qui est loin d’être secondaire : il semble difficile en effet de faire l’histoire du sujet moderne si l’on ne se demande pas en quoi la transformation du sujet est liée à celle de la citoyenneté. Il s’agit en particulier de se demander pourquoi la figure du sujet de droit reste incontournable en dépit des déconstructions contemporaines de la philosophie du sujet.
La philosophie politique moderne, de Bodin à Hegel, est une théorie de la souveraineté dont le centre est une enquête sur les conditions du pouvoir d’État. Or il existe une corrélation entre le pouvoir et les figures de la subjectivité. L’objectif de la philosophie politique moderne est double : justifier le pouvoir de l’État et justifier une forme de subjectivité politique qui est aussi neuve par rapport aux formes antérieures que l’État est nouveau par rapport aux formes politiques qui l’ont précédé. Il s’agit ainsi d’utiliser une thèse foucaldienne – l’idée que liberté et pouvoir se conditionnent l’un l’autre – mais à contremploi (car Foucault ne s’est pas beaucoup intéressé au droit).
Cet axe porte sur le lien entre la spécificité du sujet moderne et la forme de domination propre à l’État, en montrant notamment le travail de refoulement, par la théorie de l’État, de la forme Empire et de la forme corporation (autour d’historiens du droit comme Gierke ou J. N. Figgis). En effet, à mesure que s’est constitué le face à face « tout puissant » de l’individu et de l’État, le concept de « societas » a remplacé celui d’« universitas » et le concept civiliste de « contrat » s’est mis à désigner le lien politique lui-même.
Du point de vue de l’histoire de la pensée politique et juridique, plusieurs traditions philosophiques majeures mettant en jeu la problématique du sujet sont étudiées, en particulier la tradition philosophique allemande classique, de Kant à Marx. Kant et Hegel sont partie prenante du basculement qui nous a fait passer d’un temps où les théories de la nature humaine étaient en concurrence au temps de l’homme-sujet (empirique et transcendantal), puisqu’ils invoquent la raison et non la nature pour asseoir les droits du sujet.
On s’intéresse en outre aux moyens conceptuels qu’offre la tradition juridique, par-delà la philosophie politique classique, pour se libérer de l’étatocentrisme. Enfin, le dialogue avec les juristes à propos de certains chantiers du droit contemporain (droit et biologie, droit international) vise à cerner le devenir du droit subjectif dans le contexte de la globalisation.
Personne, sujet et existence
Emmanuel HOUSSET, responsable
Cet axe phénoménologique étudie ce que devient le concept de sujet à partir la rupture kantienne, dans l’idéalisme allemand et surtout dans la phénoménologie de Husserl, de Heidegger, ainsi que dans les différentes figures de la phénoménologie et de l’herméneutique (Scheler, Edith Stein, Gadamer, Binswanger, Merleau-Ponty, Ricœur, Levinas, Henry, Maldiney). A partir de l’œuvre de Husserl, il est possible de reprendre à nouveaux frais la question de l’identité en la libérant de toute forme d’anthropologie et de psychologisme. Le je transcendantal, auquel donne accès la réduction phénoménologique, permet d’accéder aux questions les plus difficiles de la temporalisation active et passive qui animent la philosophie contemporaine. Sans aucun retour au réalisme, sans aucune rechute dans l’anthropologie empirique, il est possible de décrire la corporalité du sujet et son lien essentiel à une communauté. Cet axe de recherche envisage également les analyses heideggériennes de l’ipséité qui permettent de penser une individualisation qui n’est pas celle de la chose et qui n’est pas non plus le seul produit de l’activité réflexive. Il s’agit d’échapper à une interrogation purement théorique et abstraite sur l’identité personnelle de façon à envisager également les dimensions pratique et éthique d’une identité qui n’est pas un simple invariant anthropologique, mais un avoir à être, une tâche d’être. Cela n’est possible qu’à partir d’une remise en cause du principe d’identité à partir de la phénoménalité elle-même.
Le dépassement de toute forme de naturalisme et de subjectivisme par la phénoménologie a ouvert la possibilité d’une toute nouvelle éthique phénoménologique qui s’attache à élucider les vécus qui donnent lieu à un devoir. Au-delà d’une conception formelle du devoir, il est possible de comprendre la responsabilité à partir des situations concrètes dans lesquelles le sujet est pris, sans retomber dans l’empirisme. Au-delà des mirages contemporains d’un sujet tout puissant, la dimension éthique de l’identité personnelle impose de tenir compte de l’essentielle finitude de l’action. La description d’une subjectivité exposée, blessée, permet une phénoménologie du corps et une éthique comprise comme philosophie première (Levinas). Les paradoxes de l’identité personnelle ne peuvent être étudiés sans une phénoménologie du corps qui se trouve au cœur de la pensée contemporaine (Merleau-Ponty, Henry, Levinas, Henri Maldiney, Jean-Luc Marion, Didier Franck, Jean-Louis Chrétien). Le corps est indissociable de la recherche de la vérité comme de l’accomplissement éthique, il donne à voir et à être, et ainsi étudier la corporalité de l’homme, c’est envisager la liberté d’un sujet fini engagé dans le monde et qui répond du sens du monde à travers sa finitude.
Le fil conducteur de cet axe est donc l’étude de la tension essentielle entre ontologie et éthique : la responsabilité peut-elle se constituer hors de toute ontologie et l’éthique peut-elle se constituer comme philosophie première ?
Publications de l’équipe en fonction de cet axe
- Revue Philosophie n°88 Le témoignage, hiver 2005, dir. P. Engel et E. Housset
- Revue Les études philosophiques Personne et ipséité, avril 2007, dir. E. Housset
- Cahiers de philosophie de l’Université de Caen n°47, « Le phénomène Europe », 2010, PUC.
- Revue des sciences philosophiques et théologiques Tome 94, n°3, juillet-septembre. 2010, La singularité de la personne : entre liberté et humilité, dir. E. Housset.
- Cahiers de philosophie de l’Université de Caen n°49, Levinas : au-delà du visible, PUC, 2012, dir E. Housset et R. Calin.
- Max Scheler Ethique et phénoménologie, dir. G. Mahéo et E. Housset, Presses Universitaires de Rennes, 2015.
- Revue Philosophie, septembre 2015, « Fondation et fondement », dir. E. Housset.
- Revue Ethique et Santé, volume 14 de 2017, n°2, 3 et 4, sur Les émotions dans le soin, J.-M. Baleyte et E. Housset.
L’histoire moderne de l’ontologie
Gilles OLIVO, responsable
Avec cet axe, qui constitue en fait le développement autonome d’un moment privilégié de l’axe Les mutations de la question de l’identité : de la substance à la subjectivité, la recherche philosophique se fait plus précise et plus délibérément érudite, ainsi que, nécessairement, plus internationale. Il requiert une présentation un peu plus détaillée. Il s’agit de tracer l’histoire de l’ontologie, entendue en son sens historiquement rigoureux, c’est-à-dire de sa naissance (le mot apparaît, en grec, en 1613 chez Goclenius et Lohrardus avant de se trouver en latin sous la plume de Clauberg en 1647) à ce qu’on peut considérer, selon le point de vue adopté, comme sa mort ou son accomplissement définitif, la philosophie kantienne. L’ontologie apparaît donc au début du XVIIe siècle dans le cadre général d’une pensée de l’objet, et dans le site plus étroit de ce qu’on appelle le philippo-ramisme. L’ontologie, au sens exact où elle est un courant de la métaphysique moderne, opère, à l’intérieur des formes complexes et variées des aristotélismes tardifs, le passage de la tradition métaphysique qui, voyant dans le concept de substance la réponse à la question de l’ ens in quantum ens, se veut fidèle à l’ousiologie aristotélicienne, à la détermination moderne de l’ ens ut cogitabile.
Il s’agit donc d’étudier des auteurs comme Timpler, Goclenius, Clauberg, etc., qui non seulement conduisent à la Schulphilosophie d’un Wolff ou d’un Baumgarten, mais éclairent d’un jour nouveau Leibniz ou Kant. Ce faisant, il s’agit aussi d’étudier les représentants d’autres courants de la seconde scolastique dont ils sont proches (Suarez par exemple) ou auxquels ils s’opposent (Zabarella par exemple). Plus encore, il s’agit de mesurer le rapport qu’entretiennent l’ontologie et Descartes lui-même. Car, dès lors qu’elle est née de l’effort scolaire pour atteindre un concept universel d’étant, effort principalement accompli au sein de la problématique scotiste d’une interprétation univociste de l’être, l’ontologie représente la voie philosophique que Descartes rejette exemplairement. Rien ne s’oppose plus en effet à la noétique de l’ontologie que l’épistémique cartésienne de l’ordre et de la mesure ; rien ne s’oppose plus à la primauté et à l’universalité de l’étant commun et abstrait, obtenues par l’indétermination du concept objectif d’étant, que la primauté et l’universalité acquises par la mathesis universalis. Comme le montre abondamment la bibliographie cartésienne, le renouvellement des études sur Descartes aujourd’hui passe par de telles études, qui requièrent également des collaborations internationales fortes et régulières (voir les liminaires successifs des Bulletins cartésiens).
Théorie sociologique et philosophie sociale allemande
Aldo HAESLER, responsable
La modernité ne voit pas seulement se mettre en place un « espace public », il voit, de manière plus générale, s’épanouir les relations humaines ou, plus largement, l’ensemble des formes de l’intersubjectivité, dans un cadre de liberté jusque là inconnu ; ce qui fait dire au sociologue anglais Anthony Giddens que nous nous trouvons aujourd’hui aux prises avec une civilisation de la « pure relationship ». D’un autre côté, jamais les institutions n’ont connu un tel perfectionnement technique et une efficacité de gestion et de contrôle aussi étendue ; ce qui permettrait d’adjoindre à la « pure relationship » l’idée d’une « pure institutionality ». Or si l’un des principaux objectifs de la sociologie avait été d’interroger les origines et les modes de développement de la modernité, ce questionnement a aujourd’hui été presque complètement abandonné.
Cet axe fait le pari qu’en procédant à une analyse sociologique de la modernité qui viendrait interroger les tensions entre ceux deux sphères (relationnelle et institutionnelle) et qu’en prolongeant cette analyse par deux dimensions complémentaires que sont l’anthropologie et la philosophie sociale, ce questionnement peut être repris à nouveaux frais. Il suppose que la question anthropologique soit reprise et actualisée ; reprise en venant rappeler les travaux de l’Anthropologie philosophique (autour des figures marquantes que furent Max Scheler et Helmuth Plessner), et actualisée, en se penchant sur les travaux anthropologiques les plus récents en psychologie évolutionnaire (comme ceux de Michael Tommasello ou Cecilia Heyes). Il suppose dans une plus large mesure que soient reconnus et prolongés les travaux de la Sozialphilosophie allemande qui ont dominé les débats philosophiques en Europe tout au long du 20e siècle. C’est par cette double fondation et en accentuation la réflexion sur la tension entre la sphère relationnelle et la sphère institutionnelle, qu’on espère pouvoir progresser dans l’étude de cet objet tombé aujourd’hui en déshérence qu’est la modernité.
Identité et philosophie de la vie
Anne DEVARIEUX & Laurent CLAUZADE, responsables
Cet axe vient compléter l’axe 3 sur la phénoménologie française en se donnant comme objet d’étude la pensée trop sous-estimée de la philosophie française d’Auguste Comte, de Bergson, de Ravaisson et de Blondel (sans pouvoir les citer tous). Dans cet ensemble dont l’unité est elle-même une question, une attention particulière est d’abord accordée à Maine de Biran, qui représente un moment essentiel de la philosophie française au 19e siècle. Il est tout à la fois en rupture avec l’idéologie et l’héritage condillacien, et il propose une refonte du concept de subjectivité. Au-delà de l’étude historique de la pensée de Maine de Biran, cet axe étudie également l’influence qu’a exercé Maine de Biran, sur la philosophie en France jusqu’à aujourd’hui, sur des penseurs aussi différents que H. Bergson, G. Tarde, L. Lavelle, ou M. Henry. S’interroger sur la postérité de Biran et de ses questions, c’est s’interroger sur ce que l’on nomme le spiritualisme français qui questionne la corrélation de la vie et de la subjectivité dans une philosophie renouvelée de la personne. La phénoménologie française (mais pas seulement elle) est elle-même très marquée par toute cette philosophie française du 19e et de la première moitié du 20e siècle et cet axe se donne aussi pour tâche d’élucider cet héritage et le sens de la rencontre entre la philosophie française et la philosophie allemande. En opposition à cette tradition spiritualiste, le positivisme comtien refuse d’identifier subjectivité et individualité : la subjectivité n’est plus définie par rapport à la personne, mais à la collectivité. Cette thématisation en quelque sorte sociologique, qui est en fait une violente contestation de la subjectivité individuelle telle qu’elle comprise par le spiritualisme, est aussi à l’origine de l’autre grande tradition philosophique française, dans laquelle on peut notamment inclure Durkheim et Foucault.
Il est incontestable que ces traditions, si différentes dans leurs manières d’aborder la subjectivité, se sont appuyées, chez les pères fondateurs comme chez Bergson, sur les conceptions biologiques de leur époque. C’est dans une perspective semblable que cet axe, mutatis mutandis, aborde également la biologie contemporaine, en tant qu’elle est susceptible de renouveler et d’approfondir les questions de subjectivité et d’identité. En ayant recours aux récents travaux en épistémologie de la biologie, on cherchera à comprendre comment les avancées biologiques modifient la compréhension de l’identité humaine. Trois thèmes significatifs peuvent être évoqués : la remise en cause, en immunologie, de la théorie classique du soi et du non soi ; l’importance de plus en plus grande donnée à l’expression des gènes au détriment d’une identification stricte entre l’individu et son code génétique ; la redéfinition, dans un cadre évolutionniste, de l’identité humaine, notamment en relation avec la question du genre ou de la préférence sexuelle. L’ensemble de ces thèmes, associés aux progrès du génie génétique, ouvrent enfin sur un faisceau de problèmes qui conduisent à réévaluer le statut de la personne juridique. (Voir axe 2)
Formalisme et subjectivité
Maud POURADIER, responsable
Dans la Critique de la faculté de juger, le lien entre la forme de la représentation et la subjectivité inaugure le territoire de l’esthétique. En ce sens, le formalisme apparaît comme une conséquence du kantisme. Le formalisme peut avoir trois significations :
- Le formalisme artistique désigne la recherche de la pureté du medium, détachée de toute finalité extérieure, voire de toute représentation.
- Le formalisme critique est l’idée selon laquelle l’art doit être évalué et interprété en fonction des aspects formels. Le seul contenu pertinent est la recherche par l’art de sa propre définition et de son propre procès.
- Le formalisme philosophique enfin définit l’œuvre comme d’essence formelle.
Si le formalisme artistique conserve le lien entre forme et subjectivité géniale avec l’idée d’originalité, le formalisme critique et philosophique apparaît au contraire comme le rejeton problématique du kantisme. Alors que dans la troisième Critique, il n’y a de forme que pour un sujet, le formalisme critique devient une sorte de positivisme, s’intéressant uniquement à l’objet artistique. Il s’oppose alors à toute esthétique affective, voire à toute idée de sentiment esthétique. Ce qui est évacué, c’est la question de savoir pour qui il y a forme, ou si la forme est constituée par celui qui la perçoit. En outre, les interrogations sur l’identité de types formels dans l’histoire des arts participent de cet oubli de la subjectivité et cet axe de recherche, par un retour vers une esthétique des œuvres, le rapport vivant de l’homme et de l’œuvre.
Par-delà le formalisme, l’esthétique comme théorie de la sensibilité et théorie de l’art donne à comprendre que l’œuvre d’art prescrit ses propres formes immanentes à une subjectivité exposée. Au-delà du formalisme, c’est la nécessité d’une philosophie du sujet comme fondement de toute esthétique qui est alors reposée.
Réception du positivisme en Russie, Néoplatonisme à l’Age d’argent
Jérôme LAURENT, responsable